Aurore s'était enfuie de chez elle. Silencieusement, avec efficacité, elle avait quitté sa douce cage dorée. Cependant elle ne l'avait pas quitté d'elle-même. Le Narrateur avait mené à elle, dans le plus grand des hasards, son cher ravisseur. En une petite nuit, quelques paroles échangées, quelques gestes malheureux, le jeune homme avait obtenue d'elle une tendre promesse. Elle l'avait donc suivi chez lui. Le voyage fut long à travers les chemins tortueux dont recelait la montagne mais tout se simplifia quand ils atteignirent les lieux habités car celui qui s'appelait son maître paya un cocher qui les transporta jusque chez lui.

Ce qu'Aurore connut là-bas, jamais elle n'aurait pu l'imaginer. Malgré la multitude de romans qu'elle avait lus, aucun n'abordait des sujets aussi tabous et pourtant, leur monde en comptait peu. De plus, même si l'un d'eux avait pu effleurer le sujet, jamais au grand jamais, les mots n'auraient pu retranscrire cette réalité, ou du moins pas avec une grande exactitude ou un grand réalisme.
Quand elle était rentrée chez elle après ce fameux jour à la place des exécutions et qu'elle avait abordé avec ses parents la réalité de sa nature, elle avait vu dans leur regard un désespoir plus grand encore que tout ce qu'elle avait vu jusque-là dans leurs yeux. Face à cette réalité cruelle, la sage princesse avait laissé les jours s'ensuivre dans une impassibilité morbide, abandonnant tout désir de vie qui, une fois passé, ne l'attirait pas plus que le reste.
Néanmoins, tout cela éclata en morceaux quand Aurore découvrit la vie des habitants de cette étrange demeure ainsi que leurs sordides activités. On ne peut pas dire qu'Aurore n'eut aucune réticente face à cette découverte. Son esprit pur et son éducation de princesse juste s'étaient retrouvés heurtés et elle avait du tout remettre en question. Le bien et le mal. Elle ne s'était jusqu'alors posé aucune question à ce sujet mais elle n'avait pas eu d'autres choix que de revoir ces frontières. Après tout, elle ne pouvait nier qu'elle adorait se sentir en vie et ressentir toutes sortes de sentiments à la variété infinie. De plus, même dans l'objectivité et la passivité les plus totales, elle avait conscience qu'il n'y avait rien de mieux pour elle. Choisissant un bonheur possible à une justice utopique, elle abandonna bons nombres de principes et s'en donna de nouveaux, plus compatibles.

Du sang. Du sang. Du sang. Du sang. Du sang. Partout, du sang. Les yeux d'Aurore étaient écarquillés, se remplissant de cette vision morbide si douce à ses yeux. La joie, la tristesse, le bonheur, l'angoisse. Toutes sortes de sentiments la submergeait à propos de diverses choses, de tout, de rien, surtout de rien, surtout de tout. De sa vie,  de son voyage, de ses parents, de son hôte, des servantes.
Ô douces servantes réduites au silence. Aurore peina à leur arracher quelques mots, en tout cas en présence de leur maîtres. Certaines se trouvaient êtres plutôt bavardes loin des oreilles sévères, malgré le fil qui reliait leurs lèvres. La jeune princesse fut rapidement informée du fonctionnement de la demeure et, malgré ses excès de vie et ses grandes envie de s'exprimer qui la prenaient parfois après s'être rassasiée, en présence du maître de maison, elle se taisait toujours, n'entrouvrant ses douces lèvres qu'à la demande de ce dernier.
Quand elle fut enfin adaptée à ce nouveau mode de vie, elle reçut un rôle, comme toutes les autres, elle devait se rendre utile. Ayant passé beaucoup de temps, et ce dès son arrivée, dans la bibliothèque à lire les ouvrages qu'il possédait -elle avait beau avoir retrouvé une énergie de vie, elle n'avait pas encore retrouvé le sommeil-, elle se vit confier la mission de dénicher de petits bijoux dans les brocantes. Ravie de pouvoir utiliser sa grande culture littéraire, Aurore accepta avec plaisir.
Malheureusement, trois semaines et deux jours après son départ du château, dans une petite brocantes de Nivis, un garde des De Sova l'a reconnue et l'attrapa. Elle aurait pu se défendre puisqu'Hans lui avait appris à se servir d'un couteau à cran d'arrêt mais, étant dans une phase d'impossibilité, elle n'en vit pas l'intérêt et se laissa ramener chez elle. Après tout, ce soir-là, elle avait promis à Hans de le suivre mais pas de rester avec lui ensuite.

Assise dans le fauteuil de sa chambre, Aurore repensait à son séjour qui était de plus en plus semblable à un long rêve. Mais quel rêve agréable ! Elle baissa alors les yeux sur ses avants-bras, couverts de scarifications aux tracés nets qui laissait deviner une absence complète d'hésitation dans le geste. Elle voulait voir du sang mais le sang qui s'échappait de ces blessures ne suffisaient pas à lui redonner souffle de vie, ça ne durait pas cinq minutes. D'ailleurs, ses parents, découvrant de telles blessures sur le corps de leur fille -bien qu'elle tenta de leur cacher-, essayèrent de réaliser ses souhaits et firent exécuter sous les yeux de leur fille une grosse bête de troupeau. Mais malheureusement, cela n'eut pas l'effet escompté. En effet, bien que cette exécution fit retrouver quelques sensations et sentiments, elle ne les retrouva pas tous. Ainsi, ils en conclurent que le sang qui lui était vraiment nécessaire était humain. Quelle triste révélation !
Aurore rêvait donc en silence des cuisines d'Hans dont les images étaient si marquantes qu'elles ranimaient parfois la flamme de son cœur. Quelle était donc la solution ? Elle ne pouvait décemment pas transformer ses parents en meurtriers ou même en bourreaux et ainsi entacher leur foyer. Mais pouvait-elle se permettre de devenir elle-même un assassin ? L'idée était tentante quand elle était dans une phase impassible mais à chaque fois qu'elle reprenait vie, l'idée lui glaçait le sang. Elle était donc en plein dilemme. Regarder les autres découper des personnes, c'était une chose mais tuer quelqu'un elle-même... En serait-elle capable ? En même temps, elle ne doutait pas de sa capacité à tuer quelqu'un dans sa phase impassible, si elle jugeait qu'il le méritait et qu'il ne manquerait à personne mais la question qu'elle se posait était si elle supporterait la vision d'horreur de son geste une fois ranimée ? Difficile à savoir puisqu'elle-même ne se connaissait pas et n'arrivait pas à prédire ses réactions.
Aurore redressa la tête et fixa le plafond. Tiens, toutes ces réflexions lui avaient donné mal à la tête. Elle allait peut-être aller lire un livre, ça lui ferait du bien. Elle se leva et quitta son beau et confortable fauteuil.